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Asphyxie judiciaire

5 septembre 2022

L’association Défense des milieux aquatiques (DMA) multiplie les actions judiciaires pour faire interdire, dans le sud-ouest, la pêche aux filets en eau douce. La justice administrative tend à acquiescer à ses requêtes, mettant ainsi en péril les petits pêcheurs et leur métier artisanal ancestral.

Interdire la pêche des poissons migrateurs aux pêcheurs professionnels en eau douce n’y change rien. La pêche du saumon atlantique (Salmo salar) est fermée en Loire depuis 28 ans. « Le saumon se fait de plus en plus rare dans les eaux de Vichy (Allier) » titrait le journal La Montagne fin mai 2022. En 2008, les pêcheurs professionnels acceptaient de renoncer à poser leurs filets pour capturer de grandes aloses (alosa alosa) en Garonne et Dordogne. Ils égrènent depuis ce temps-là les années de fermeture. En 1982, la France lançait, en partenariat notamment avec les pêcheurs professionnels, un programme de sauvegarde de l’esturgeon européen (acipenser sturio) et en interdisait les captures. L’esturgeon n’est plus, depuis belle lurette, qu’un objet d’observations scientifiques.

Coups de pouce à la pelle

Les populations de ces espèces ne manquent pourtant pas de soutien. Le conservatoire du saumon sauvage, installé à Chanteuges, en Haute-Loire, depuis 2005, plus grande salmoniculture d’Europe, alevine, par millions chaque année, en œufs, smolts, tacons, la Loire et ses affluents des hauts de bassin. En 2007 et 2014, l’l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et Migrateurs Garonne Dordogne, association en charge de mener des actions pour les poissons migrateurs en Garonne et en Dordogne (Migado), repeuplaient ces fleuves de plus de 1,8 million jeunes esturgeons.

De 2016 à 2019, Migado déversait quelques millions d’alosons, « dans une approche expérimentale, pour étudier leurs comportements dans les premiers mois de leur retour à la nature » indique William Bouyssonnie, chargé de missions à Migado. À intervalles réguliers et depuis une quinzaine d’années, leurs jeunes congénères « d’élevage » prennent, dans le cadre d’un programme européen Life, par millions la direction du Rhin.

Certaines espèces migratrices y mettent également naturellement du leur. Le potentiel reproducteur de la grande alose est volontiers qualifié « d’exceptionnel », une femelle pondant entre 100 000 et 250 000 œufs par kilo. Sur une frayère fonctionnelle, on estime qu’entre 2,5 et 8 milliards d’œufs sont ainsi déposés. Une lamproie marine femelle (Petromyzon marinus), espèce migratrice récemment tombée, en Gironde et Adour, dans les rets judiciaires, lâche en frai quelque 200 000 ovules. Avec ses 1800 à 2000 œufs, la femelle saumon passe, elle, pour une piètre pondeuse.

Filets judiciaires

« La seule limite admissible est la fin des pêches extractives, c’est-à-dire la fin de la pêche aux engins et le début de l’âge d’or pour la pêche à la ligne. Une pêche à la ligne intelligente qui pratiquera un relâcher systématique en respectant des mesures corollaires appropriées pour le rendre pleinement efficace » clame l’association Défense des milieux aquatiques (DMA). Elle est à l’attaque judiciaire à tout-va. Et la justice administrative donne crédit à ses requêtes, soutenues pour certaines d’entre elles par la puissante organisation non-gouvernementale Sea Shepherd France et une palanquée d’associations de pêcheurs de loisir et de défense de l’environnement.

En mars 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux ordonnait la suspension des plans de gestion des poissons migrateurs des bassins de l’Adour et de la Garonne. En avril suivant, c’est à Pau que le juge des référés du tribunal administratif suspendait les arrêtés de pêche des préfets des Pyrénées-Atlantiques et des Landes. Les Plagepomi étaient suspendus faute d’avoir prévu les « modalités de limitation des pêches de nature à assurer la conservation des espèces grande alose et lamproie marine sur l’Adour, de la seule lamproie marine sur la Garonne, les arrêtés pour non respect des délais de la procédure de consultation publique et « principe de précaution ». En mai dernier, le tribunal administratif de Bordeaux annulait les arrêtés de 2020 de la préfète de Gironde et de 2021 des préfets du Lot-et-Garonne et de Dordogne autorisant la pêche au filet de la lamproie marine. Les ordonnances de suspension des Plagepomi font l’objet de recours en cassation devant le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative. Le ministère de la Transition écologique ne faisait, par contre, pas appel des jugements de première instance, estimant que les arrêtés annulés n’étaient de toute façon plus en vigueur aujourd’hui.

Œufs d’aloses dans les centres de production de Migado
Lâchers de jeunes esturgeons
Bulls d’aloses

La mort du petit pêcheur

« Il nous avait fallu batailler dur. Mais on avait sauvé la pêche aux lamproies et aux aloses » indiquait, en janvier 2022, Alain Cazaux, le président de l’association des pêcheurs professionnels en eau douce d’Adour. Un « sauvetage » dans la mesure où les instances prônaient, pour le plan de gestion des poissons migrateurs 2022-2027 de ce bassin hydrographique, l’interdiction totale de captures de ces deux espèces migratrices. Un calendrier de pêche était mis en place alors qu’il n’y en avait pas auparavant. La pêche à la lamproie n’était désormais plus autorisée que du 1er mars au 30 avril, celle des aloses du 1er avril au 31 juillet. Patatras ! Donc. En Gironde, les perspectives d’interdiction de pêche à la lamproie marine pourraient faire disparaître les derniers pêcheurs professionnels.

Études scientifiques balayées

Le désarroi des pêcheurs de ces bassins hydrographiques est d’autant plus grand qu’ils pouvaient faire valoir des études scientifiques, dont ils sont souvent les instigateurs et toujours parties prenantes, travaux permettant de mieux comprendre les dynamiques des milieux aquatiques et des ressources aquatiques. Une étude menée, en 2019, sous la direction de Cédric Tentelier, enseignant-chercheur de l’unité mixte de recherche (UMR) écologie comportementale et biologie des populations de poissons (Ecobiop), laboratoire sous tutelle de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et de l’université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA), en association avec l’Institut des milieux aquatiques (Ima) et les pêcheurs professionnels en eau douce de Gironde, concluait à un « taux d’exploitation par la pêche professionnelle durant la période de pêche d’environ 15 % sur la Dordogne et de 8 % sur la Garonne. » « Les taux d’exploitation estimés ne permettent pas d’expliquer les très faibles effectifs constatés depuis quelques années, plus en amont sur les frayères ou dans les ouvrages de franchissement des barrages. En effet, les lamproies traversent rapidement la zone de pêcherie et, d’après nos estimations, 75 % et 92 % des lamproies, soit 120 150 et 66 480 individus, ont échappé à la pêche professionnelle en Dordogne et en Garonne respectivement durant la période d’étude. Par ailleurs, l’effort de pêche diminuant et les captures par unité d’effort (CPUE) augmentant depuis plusieurs années indiquent que la pression imposée à la population par la pêche professionnelle décroît. Ces résultats suggèrent que d’autres facteurs causant une mortalité très importante des géniteurs de lamproies marines agissent en amont des zones de pêches professionnelles. Il semble donc important que l’acquisition de connaissances et les mesures de gestion visant à améliorer la remontée des géniteurs de lamproie marine portent sur ces facteurs. » L’étude évaluait alors le stock de populations de lamproies, à cette période, sur la Garonne et la Dordogne, à 232 000 et quelques individus.

« En 2019-2021, nous avons testé de nouveaux dispositifs de marquage qui ont la propriété de changer de signal d’émission lorsqu’ils se retrouvent dans l’estomac d’un prédateur. Une cinquantaine de lamproies ont ainsi été équipées. 80 % d’entre elles étaient consommées, moins d’un mois après leur marquage, par des silures » indique Frédéric Santoul. enseignant-chercheur au laboratoire d’écologie fonctionnelle et de l’environnement (EcoLab) de l’université de Toulouse. Étude détaillée, en mars 2021, dans l’article d’une chercheuse de son équipe, Stéphanie Boulêtreau, « The giants’ feast » : predation of the large introduced Eeuropean catfish on spawning migrating allis shads.

Des éléments scientifiques que le tribunal administratif a quasi balayés d’une claquette. Défense des milieux aquatiques « fait valoir un chiffre de 106 910 lamproies sur ce même bassin. En tout état de cause, le nombre de captures déclarées doit être regardé comme une estimation basse compte tenu d’une part, des insuffisances du régime de déclarations des prises relevées dans un rapport de décembre 2015 du conseil général de l’environnement et du développement durable ainsi que dans une étude de France AgriMer de décembre 2018 et d’autre part des captures de loisirs ou amateurs. »

Morsures de silure sur des esturgeons

Relectures

À bien relire le rapport du conseil général de l’environnement et du développement durable, dit aussi rapport Boisseaux, de décembre 2015, et l’étude de France Agrimer de décembre 2018, sur la valorisation des espèces invasives, sauf à extrapoler de l’indication d’une participation à ces enquêtes des pêcheurs professionnels moins importante que souhaitée, impossible de trouver des mentions de sous-déclarations des captures des pêcheurs professionnels en eau douce. Un membre de Défense des milieux aquatiques, contacté par téléphone, indiquait que leur décompte provenait d’une étude de la Dréal de la Nouvelle Aquitaine et s’engageait à envoyer par mail le document. Ce qui ne fut pas fait.

Pour Gilles Adam, de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Nouvelle-Aquitaine, « l’estimation réalisée par DMA est bien de sa responsabilité et je vous invite à les solliciter pour obtenir les explications sur leur méthode de calcul. Ce chiffre n’est pas un indicateur émanant du comité de gestion des poissons migrateurs et je n’ai pas connaissance d’une étude apportant une estimation autre que celle déjà évoquée dans le jugement (estimation du stock de la lamproie marine sur la Garonne et la Dordogne d’Émilie Rapet, Thomas Fauvel, Cédric Tentelier) dont je peux vous communiquer le rapport si vous le souhaitez. »

« Je n’ai pas connaissance de ces élément de Défense des milieux aquatiques. Je n’ai aucun problème avec la contestation de nos résultats. C’est notre démarche même de scientifiques d’être confrontés à d’autres études, mais il faut avoir des éléments de discussions, savoir comment ont été menées les études, avec quels protocoles… Notre mission de scientifiques est de produire de la connaissance scientifique, des données correctes, de diffuser nos résultats, de les publier dans des revues scientifiques notamment, pour alimenter les connaissances sur l’environnement, parfois un peu plus en lien avec des questions de gestion. » explique Cédric Tentelier.

Une étude réalisée sur la Loire, sous la direction du muséum national d’histoire naturelle, montre, elle, que le taux d’exploitation des lamproies par la pêcherie professionnelle s’établit à 26 % du stock.

Il s’est pêché, en Adour, durant ces dernières années, plus ou moins 22 tonnes d’aloses (environ 11 000 individus) et 5 tonnes de lamproies chaque année. À la fin des années 1990, les captures d’aloses avoisinaient les 18,5 tonnes, celles de lamproies les 7 tonnes. En 2003, « saison exceptionnelle », selon Dominique Mahaut, alors président des pêcheurs professionnels de l’Adour, il se pêchait 40 tonnes de lamproies, « ce qui signifie qu’il a dû en remonter entre 200 et 300 tonnes » estimait-il.

Milieux en question

« En 2019, on décomptait environ 10 000 géniteurs sur les frayères. Très peu d’alosons ont été recapturés en pêches expérimentales contrairement à toutes les autres années avec un effort d’échantillonnage identique. On a émis l’hypothèse d’une très forte mortalité. C’était une année un peu particulière, avec des températures de l’eau sur la Dordogne très élevées. On s’est posé la question de l’impact de la qualité de l’habitat sur la survie des œufs et des alosons. Des études ont été menées sous la direction de l’Inrae, l’une porte sur les éventuels impacts sur les alosons de la baisse en teneur d’oxygène lors de leur traversée du bouchon vaseux dans l’estuaire de la Gironde, et une autre, avec la reconstitution en milieu fermé d’une rivière, étudie leur alimentation. Les premiers résultats montrent que les jeunes alosons ne se nourrissent que d’une seule variété de zooplancton. Des travaux complémentaires sont menés sur les œufs, avec notamment des tests d’incubation avec de l’eau de Garonne. » ajoute William Bouyssonnie.

Saumon d’Adour

Arguments malléables

« Consolation » pour les pêcheurs professionnels d’Adour, la pêche au saumon pourtant comprise dans les requêtes de Défense des milieux aquatiques contre les arrêtés de pêche des préfets des Pyrénées-Atlantiques et des Landes échappe, elle, à la censure judiciaire. Les populations de saumons ne sont pas forcément dans un meilleur état que celles de lamproies et d’aloses, estime en substance le juge, mais « les mesures de restriction de pêche décidées par le Plagemopi auront des effets, soit négligeables, soit indéterminés » et « une atteinte grave et immédiate à cette espèce dans le bassin Adour-côtiers d’ici l’intervention du jugement au fond n’est pas démontrée. » écrit-il.

« Difficile de comprendre la logique des arguments du juge, commence Alain Cazaux. Il ne considère pas l’instauration d’un calendrier de pêche de deux mois pour la lamproie, de trois pour l’alose, comme des contraintes de gestion et des mesures de préservation des populations. Mais, pour le saumon, il affirme, si je comprends bien son raisonnement, que peu importe la mise en place de mesures de restrictions, de toutes façons, elles ne servent à rien. Est-ce qu’il faut comprendre que, pour le juge, la pêche du saumon n’aurait aucune incidence sur les populations, alors que les captures de lamproies et d’aloses seraient à elles seules responsables de la régression des populations de ces espèces ? » s’interroge Alain Cazaux.

Quoi qu’il en soit, voilà une nouvelle fois la pêche professionnelle en eau douce, activité vivrière millénaire, désignée comme unique responsable du mauvais état écologique de populations piscicoles.