Gestion

L’alevinage d’alosons sur le bassin de la Gironde en questions

31 juillet 2019

La raréfaction des populations de grandes aloses sur l’axe Garonne-Dordogne, depuis près de dix ans, a conduit à la mise en place, en 2016, d’opérations d’alevinage. Interview de David Clavé, chargé de mission à l’association Migrateurs Garonne-Dordogne (Migado), porteuse du projet. Et point de vue de Philippe Gautier, pêcheur professionnel sur la Garonne, opposant au programme tel qu’il a été mené.

Garonne-Dordogne : les alosons de l’espoir

En Garonne-Dordogne, une chute des populations de grande alose était enregistrée au milieu des années 2000, recul spectaculaire des stocks qui conduisait, entre autres conséquences, à la fermeture, en 2008, de la pêcherie professionnelle. En huit ans, les stocks de ce bassin ne se sont pas reconstitués. En mai et juin 2016, 936 000 et 716 000 larves de grande alose, âgées de 3 à 17 jours, étaient respectivement lâchées en Dordogne et en Garonne. Interview de David Clavé, chargé de missions à l’association Migado, à l’origine de ce programme d’expérimentation.

Qui est à l’initiative de ce programme de lâchers ? Dans quel cadre s’inscrit-il ?

David Clavé. Au cours des réunions du Cogepomi, qui rassemblent les principaux acteurs du bassin (pêcheurs aux engins professionnels et amateurs, pêcheurs aux lignes, représentants de l’État et des institutions territoriales, OFB, AEAG, IRSTEA, EPTB) chargés de faire un état des lieux de la population et des connaissances actualisées, de nombreuses questions restaient en suspens. Notamment celles concernant le succès réel de la reproduction naturelle, mais surtout les interrogations portant sur les stades biologiques précoces dont certains semblent constituer un réel goulot d’étranglement pour l’espèce. Les conditions du milieu seraient potentiellement préjudiciables à une survie optimale des poissons selon leur stade biologique (œuf en incubation ou larve qui commence à s’alimenter ou juvéniles en pleine croissance).
Sur la base du succès avéré du plan de restauration de la grande alose sur le Rhin, grâce notamment aux alevinages d’alosons produits par Migado – mais aussi grâce aux conditions environnementales optimales, à la forte amélioration de la qualité d’eau (cf les résultats du plan saumon Rhin), à la qualité sédimentaire des fonds offrant de nombreuses zones à galets/graviers et les 700 kilomètres de linéaires sans barrage – l’association a proposé de mettre à contribution son outil de production d’alevins pour servir de support à une expérimentation en milieu naturel. Il s’agit en effet de l’étude de survie des juvéniles lâchés dans le milieu naturel. Il ne s’agit pas de repeuplement. L’opération telle qu’elle est construite aujourd’hui est le fruit de la coopération et des nombreux échanges réalisés entre les différents partenaires du bassin membres du comité de gestion des poissons migrateurs (Cogepomi). Elle s’inscrit dans le cadre des mesures de gestion du Plagepomi Garonne-Dordogne 2015-2019. Elle a été possible grâce à la création d’un site de production de grande alose lors du projet LIFE 2008-2010 et de son amélioration au cours du projet LIFE+ 2011-2015 (www.alosa-alosa.eu ou www.lifealose2015.com financés par la commission européenne, de nombreux organismes allemands publics et privés, ainsi que la région Aquitaine et Migado.

D’où viennent les alosons ? Depuis quand la reproduction artificielle de cette espèce est-elle maîtrisée ?

David Clavé. Les premiers essais de reproduction artificielle des clupéidés remontent en France au début du XXe siècle, et, aux États-Unis, un programme de restauration d’une espèce d’alose proche cousine d’Alosa alosa (Alosa sapidissima) a débuté dans les années 1990. Mais la reproduction artificielle de la grande alose n’a été viabilisée et formalisée que récemment grâce aux expérimentations menées par les scientifiques d’Irstea, au début des années 2000, dans le cadre du plan de restauration de la grande alose dans le Rhin. C’est en 2008 que Migado reprend le projet et les protocoles expérimentaux pour assurer la transition vers une production d’envergure afin de repeupler le Rhin. Les protocoles ont donc été adaptés aux objectifs ambitieux des partenaires allemands mais aussi à une ressource en géniteurs sauvages qui diminuait. Pour mettre tout cela en pratique, un site a été aménagé, celui de la pisciculture de Bruch, initialement pisciculture d’étang propriété de la fédération de pêche du Lot-et-Garonne (FDAAPPMA 47). Actuellement, la pisciculture de Bruch (Lot-et-Garonne) est la seule en Europe à produire des larves de grande alose à d’autres fins que l’expérimentation en laboratoire exclusivement.

Est-ce la première opération de ce type sur l’axe Garonne-Dordogne ?

David Clavé. Dans les années 1980 déjà, à la suite de la diminution inquiétante des effectifs de géniteurs de grande alose constatée après à la construction de l’usine hydroélectrique de Golfech et l’équipement de Bergerac, sur la Garonne, aux alentours d’Agen, des expérimentations ont eu lieu en utilisant des incubateurs de terrain par exemple.
Notre programme est une première. C’est inédit d’utiliser des larves d’alose comme vecteur d’information dans le milieu naturel. Car il s’agit bien ici de mettre à contribution ces larves pour acquérir des informations sur les conditions de vie dans le milieu naturel.

Comment assurez-vous le suivi ?

David Clavé. Le suivi dans le milieu naturel est délicat et s’apparente à la recherche d’une aiguille dans une meule de foin. En effet, contrairement aux juvéniles de saumon, les alosons n’utilisent pas un habitat clairement défini que l’on peut délimiter physiquement dans le cours d’eau (hauteur d’eau, vitesse courant, etc). Mais il est quand même possible d’organiser les prospections avec discernement sans chercher à l’aveuglette. L’engin privilégié est la senne d’étang (ou de plage) car elle permet des captures exhaustives dans un périmètre choisi. Cet engin permet également d’éviter de tuer les individus des espèces non-ciblées capturées accidentellement. En effet, à quelques rares exceptions près, la totalité des poissons pris sont remis à l’eau vivants. Nos partenaires (Irstea, le syndicat mixte d’études et d’aménagements de la Garonne et les pêcheurs allemands), dans le cadre de projets parallèles (projets scientifiques Irstea, suivis de dévalaisons dans le Rhin), utilisent d’autres engins adaptés aux milieux qu’ils prospectent comme le filet haveneau ou guideau pour les allemands dans le Rhin.

Les prospections, réalisées notamment par d’anciens pêcheurs professionnels, se sont déroulées durant l’été et au début de l’automne 2016, avec un rythme hebdomadaire a minima. Dans les premiers temps de leur croissance, les alosons d’élevage ont été marqués par un colorant invisible à l’œil nu, qui s’est fixé sur leur otolithe, pour permettre de les distinguer des alosons sauvages.

Quels sont les résultats attendus à court, moyen et long termes ?

David Clavé. L’opération est actuellement en phase de test et sa pérennisation dépendra des résultats de 2016. Des recaptures d’alosons sont en cours. À court terme, nous espérons acquérir des informations sur l’implantation dans le milieu naturel des poissons issus de pisciculture, mais aussi de leur représentativité par rapport aux individus issus de reproduction naturelle. Grâce aux suivis réalisés par Migado en Garonne et en Dordogne, nous avons actuellement une estimation assez juste du nombre de géniteurs qui participent à la reproduction naturelle. Cette donnée est essentielle pour mettre en perspective nos résultats et appréhender la réussite de la reproduction naturelle vis-à-vis des lâchers de larves issues de pisciculture. On peut dégager trois scénarios a priori : une meilleure réussite de la reproduction naturelle serait une conséquence de l’absence de problème en milieu continental ; une meilleure réussite des poissons de pisciculture, signifiant une sous-représentation des individus issus de reproduction naturelle du fait de trop fortes mortalités, serait la conséquence de problèmes dans la dépose, l’incubation des œufs ou les toutes premières heures de vie du poisson, ; aucune capture ou des captures minimes traduiraient des problèmes d’alimentation des jeunes stades.
A plus long terme, en échantillonnant des géniteurs de retour, nous pourrons appréhender un taux de retour, de la larve à l’alose adulte, qui nous renseignerait également sur les mortalités marines. Mais pour cela, il est nécessaire de pérenniser l’étude et attendre 3 à 6 ans…

Point de vue de Philippe Gautier, pêcheur professionnel de Gironde, installé à Couthures, sur la Garonne, à une centaine de kilomètres en aval de Golfech

Quand des opérations d’alevinage font redouter une éviction des pêcheurs professionnels

« Où sont passées les grandes aloses du bassin de la Gironde ? En 1996, 106 000 individus étaient décomptés à hauteur du barrage de la centrale nucléaire de Golfech sur la Garonne et 87 000 autres à l’approche de l’ouvrage hydro-électrique de Tuillières sur la Dordogne. Entre 1993 et 2013, 32 000 grandes aloses étaient, en moyenne, observées sur les deux stations de comptage réunies. Une population moyenne avec un potentiel reproducteur moyen, dans l’hypothèse d’une égalité de représentation femelles-mâles, de 4 milliards d’œufs.

Certitudes et doutes

En 2015, 429 aloses étaient aperçues à Golfech, 1605 à Tuillières, respectivement 901 et 5714 fin août 2016. La pêcherie professionnelle de cette espèce est fermée depuis 2008. Nous avons accepté, en plein accord, cette fermeture. En 8 ans, aucune grande alose n’a donc plus été prise dans les filets des pros. Comment peut-on encore dire que nous sommes responsables de la disparition de l’espèce ? Aujourd’hui, c’est à regretter de s’être mis ainsi volontairement sur la touche.

Sur le Rhin, les populations de grandes aloses ne sont guère plus vaillantes. La réussite du programme Life de restauration est claironnée, mais les 200 remontées de la saison 2014-2015 et les 37 de la saison 2016 disent le contraire. Sur ce bassin, la pêche professionnelle a peu ou prou échappé au grief de destruction. La raréfaction du poisson est d’abord imputée à la piètre qualité des eaux, aux bétonnages des rives du fleuve, à la multiplication des barrages hydroélectriques.
En Loire, la pêche professionnelle du saumon est fermée depuis 1994. Les alevinages annuels sont massifs, et les populations de géniteurs remontant sur les frayères toujours moribondes. Le saumon de Garonne, lui aussi objet d’alevinages depuis 30 ans, est dans une situation identique.

Éviction programmée ?

Est-il alors abusif d’affirmer que les raisons de la faiblesse des populations sont ailleurs que dans la ponction de la pêche professionnelle ? Aleviner à-tout-va a-t-il du sens alors qu’on ne connaît pas les raisons de la faiblesse des populations de migrateurs et les causes de leurs incapacités à se régénérer ? Qu’en est-il, par exemple, de la prédation des silures, dont la présence ne cesse de progresser sur le bassin Garonne-Dordogne ?
Le programme de restauration aloses de Migado est un projet passé en force, qui, à l’origine, n’avait pas l’accord du Cogepomi, n’a pas été soumis à Istrea, organisme aux compétences scientifiques reconnues avec notamment son programme de restauration de l’esturgeon européen. Il n’a pas plus eu les autorisations de déversements de la Direction départementale du territoire. Ces réserves initiales sur le bien-fondé du projet n’ont pourtant pas empêché l’agence de l’eau Adour-Garonne d’apporter son soutien financier, « à titre expérimental » a-t-elle dit. Mais ce qui est surtout à redouter, c’est que les financements finissent par abonder sans plus de cautions et de justifications scientifiques, en dépit de l’absence de recherches sur les causes réelles de diminution des populations. On peut enfin soupçonner que la pérennisation de ces alevinages inutiles n’ait pour seul objectif que de faire sortir tous les filets de l’eau et d’en finir avec la pêcherie professionnelle ».