Début 2025, le comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (Corepem) des Pays de la Loire réalisait1, sur la Loire, une étude scientifique, une première, pour essayer d’évaluer la contribution des opérations de repeuplement en civelles, menées depuis 2011, aux flux d’anguilles argentées en cours de migration vers la Mer des Sargasses, leur unique zone de reproduction dans l’Océan atlantique. Deux pêcheurs professionnels en eau douce apportaient leur contribution à l’étude Beel (B pour biologie/biométrie, eel, anguille en anglais) en fournissant les anguilles pêchées au guideau. Interview d’Alexis Pengrech, directeur-adjoint du Corepem, en charge des pêcheries estuariennes, et civelières en particulier, et d’Armand Brun, chargé, au Corepem, des suivis, entre autres missions, des opérations de repeuplement en civelles.
Quels sont les enseignements, les conclusions de Beel ?
Alexis Pengrech. Il nous faut rappeler, bien préciser que notre étude n’apporte pas de conclusions définitives, qu’il s’agit de ce que l’on va appeler une étude de faisabilité, qui consiste à définir les paramètres, les critères à prendre en compte, pour établir un protocole d’étude solide destiné, lui, à être utilisé pour mener ensuite une étude à plus grande échelle.
Ceci dit, dix anguilles sur les cent qui nous ont servi d’échantillon (voir encadré) étaient des anguilles issues des opérations de repeuplement. Sur ces dix spécimens était, en effet, détectée la présence d’alizarine, un colorant indélébile qui se fixe sur l’otolithe, concrétion minérale située dans l’oreille interne des poissons, et utilisé pour marquer une partie des civelles lors de toutes les opérations de repeuplement.. Précisons, en effet, que, depuis 2011, date du début du programme de repeuplement, seuls 30 % de la totalité des civelles ont été marquées à l’alizarine. On peut donc en conclure que 30 % des anguilles d’avalaison échantillonnées furent des civelles de repeuplement.
Armand Brun. Au-delà de cette détermination de l’origine des anguilles, nous les avons auscultées, passées au crible, sexe, taille, poids, diamètre de l’œil, présence de virus… Les pêcheurs les ont photographiées pour que les vétérinaires de l’association Santé poissons sauvages mettent en évidence d’éventuelles pathologies.
L’âge des anguilles est estimé entre 5 et 14 ans, avec une incertitude de deux ans. 25 d’entre elles sont des mâles, 75 des femelles, une féminisation caractéristique du moment de migration. Les anguilles ont été capturées à la fin de leur période de migration et on sait que ce sont majoritairement des femelles qui dévalent en dernier. Aucune des anguilles ne présentait de lésions extérieures visibles, ni n’était infectée par l’herpès virus. Des traces du virus EVEX étaient détectées dans 12 anguilles, mais uniquement dans l’échantillon de 50 anguilles fourni par un des deux pêcheurs, avec des incertitudes sur leur conditionnement après la pêche. Toutefois aucune d’entre elles n’était marquée à l’alizarine.
Comment l’étude est-elle née ?
Alexis Pengrech. L’idée était évoquée, début 2025, au détour d’une discussion avec des pêcheurs professionnels en eau douce lors d’une opération de repeuplement en civelles. Ils sont pêcheurs d’anguilles argentées au guideau sur la Loire. Ils ont proposé de prélever un échantillon sur leurs captures habituelles. Ils se sont dit qu’au regard de leur cycle biologique, les anguilles qu’ils sont amenés à pêcher aujourd’hui pouvaient être les premières anguilles en âge de se reproduire issues des premières opérations de repeuplement en civelles de 2011. Des prélèvements pour analyses afin d’évaluer ces opérations de repeuplement qui reposent, il faut le rappeler, sur le pari d’un apport biologique bénéfique pour l’espèce. C’est une hypothèse qui est combattue par certains. Ils contestent non seulement cette approche biologique indiquant d’une façon péremptoire que ça ne marche pas, mais estiment également que ces opérations peuvent constituer une forme déguisée de subventions à la filière civelière. Au contraire, d’autres scientifiques pensent que ces opérations peuvent être bénéfiques. Au Corepem, plutôt que de nous positionner dans ce débat, nous avons voulu apporter des éléments de connaissances.
Même si Beel n’est qu’une « étude de faisabilité », elle n’en apporte pas moins déjà quelques éléments de réponses aux interrogations sur l’efficacité, l’utilité des opérations de repeuplement en civelles. J’imagine que vous envisagez, vous souhaitez approfondir ces travaux ?
Armand Brun. Beel 1, comme nous pourrions la nommer, a posé les bases du protocole d’étude. Nous savons désormais qu’elles sont solides. Il y a certes des choses à améliorer. Notre ambition est de monter une étude équivalente, Beel 2, sur un temps plus long, trois ans par exemple, avec des échantillons comportant un nombre d’anguilles un peu plus important avec des spécimens pêchés en différents endroits, dans les zones de confluents du bassin et sur la totalité de la période de migration. Il faut aussi que nous aidions les pêcheurs à améliorer leurs compétences en « médecine légale ». Nous avons également besoin d’avoir, par exemple, un album photographique complet de toutes les anguilles pêchées. Côté analyses, il serait pertinent d’étudier les branchies, les encéphales, organes porteurs notamment des éventuelles charges virales. Nos actuels partenaires nous ont d’ores et déjà indiqué qu’ils participeront à une Beel 2. Et nous réfléchissons à en intégrer de nouveaux.
Alexis Pengrech. Dans l’idéal, pour aller au bout du bout de l’étude, on devrait essayer de déterminer précisément le nombre de géniteurs qui, issus de ces stocks de civelles de repeuplement, parvient sur leur zone de reproduction de la mer des Sargasses et le nombre de larves qu’ils produisent. Mais c’est une autre histoire !
Propos recueillis par Frédéric Véronneau
1. En partenariat avec le bureau d’études Fish pass, l’association interdépartementale des pêcheurs professionnels en eau douce de Loire-Bretagne, de l’association Santé poissons sauvages, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), de la région des Pays de la Loire et du Syndicat mixte pour le développement de l’aquaculture et de la pêche en Pays de la Loire (Smidap).
Les pêcheurs professionnels en eau douce à la manœuvre
Ils sont trois, et seulement trois, pêcheurs professionnels à pêcher l’anguille d’avalaison ou argentée, au guideau sur la Loire – entre Saint-Florent-le-Vieil et Chalonnes-sur-Loire – seul bassin où une telle pêche est autorisée. Deux d’entre eux ont participé à Beel.
« L’idée de l’étude est effectivement née au cours d’une discussion lors d’un alevinage de civelles organisé par le Corepem, sur la Loire, à Chalonnes-sur-Loire, commence Arnaud Guéret, l’un de ces pêcheurs professionnels. On entendait, ici ou là, que les opérations d’alevinage pourraient être remises en cause, qu’il manquait des données pour juger de leur pertinence, de leur efficacité. Nous avons proposé d’apporter notre contribution, de fournir les anguilles, si un projet d’étude se montait. Le bureau Fish Pass, qui est notamment chargé d’effectuer les suivis des repeuplements sur les zones d’alevinage aurait pu le faire, mais il lui aurait fallu mettre en œuvre une logistique un peu lourde, alors que nous, nous allions aller à la pêche quoi qu’il en était, et nous pouvions réaliser les manipulations préparatoires, avant expédition des anguilles pour analyses, dans le laboratoire que nous avons au sein de notre coopérative (Cuma). Autre élément décisif, les anguilles que Fish Pass aurait pêchées auraient été « perdues », n’auraient pas été valorisées, alors que les cinquante anguilles que chacun de nous a fournies sont des anguilles que nous allions fumer pour les commercialiser.
Avoir pu déterminer que des anguilles d’avalaison – un peu moins d’une sur trois, et nous n’oublions pas qu’il faut prendre les résultats avec précaution – sont issues d’opérations de repeuplement est déjà une satisfaction. C’est en quelque sorte une confirmation, une pré-confirmation, scientifique de nos intuitions de pêcheurs, d’hommes de terrain. Ceci dit au moins une autre question se pose : que deviennent les civelles que nous nous voyons, ces dernières saisons, remonter naturellement en quantités sans commune mesure avec celles qui sont alevinées ? »






