
Élaborer des outils et des méthodes pour évaluer au mieux non seulement l’état des populations de saumons atlantiques (Salmo salar) et d’anguilles (Anguilla anguilla), mais aussi les effets des pressions qu’elles subissent : c’est l’objectif du projet européen Diaspara, lancé en mai dernier, destiné principalement aux acteurs et décideurs dans une optique de préservation et de gestion écosystémique
Interview d’Hilaire Drouineau, coordinateur du projet, ingénieur-chercheur au laboratoire Écosystèmes Aquatiques et Changements Globaux (EABX) de l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) de Nouvelle-Aquitaine, spécialiste des dynamiques de populations de poissons, notamment des anguilles depuis 2011, membre du Comité scientifique, technique et économiques des pêches de la Commission européenne. Ce comité a pour mission principale de soumettre des avis et des recommandations scientifiques avant le travail législatif dans le domaine de la pêche et de l’aquaculture.
« Anguille et saumon : Diaspara vise à répondre au casse-tête que pose la gestion écosystémique de ces deux espèces emblématiques ». C’est le titre de l’article de présentation de la réunion inaugurale du projet qui s’est tenue fin novembre 2024, à Copenhague. Qu’entendez-vous par « casse-tête » ?
L’expression « casse-tête » est là pour rappeler que la population d’anguille et les populations de saumons atlantiques se répartissent sur des aires géographiques extrêmement étendues, Atlantique, Baltique, Méditerranée (excepté pour le saumon) et leurs bassins versants continentaux, que les dynamiques de populations sont complexes, que ce qui se passe à un endroit peut avoir des répercussions à un autre endroit, que les vitesses de croissance peuvent être différentes selon les spécimens, selon les milieux fréquentés, qu’elles sont affectées par de multiples pressions anthropiques, qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui relève des effets locaux de ce qui dépend des effets globaux. Cette grande répartition fait qu’il est difficile de recouper des données comparables. Notre objectif est de fournir des outils pour aider à orchestrer ce qui se passe à toutes les échelles, locales, nationales, européennes, internationales. Les paramètres à prendre en compte sont considérables. L’illustration de couverture du Livre blanc pour l’anguille résume parfaitement ces complexités.
Qui est à l’initiative de ce projet ?
Le projet est né d’échanges, de discussions entre scientifiques, chercheurs et experts européens, spécialistes, les uns de l’anguille, les autres du saumon. Tous se connaissent, mais paradoxalement ont assez peu eu l’occasion de travailler ensemble, alors que leurs problématiques de recherches ont de nombreux points communs, que les données qu’ils collectent sont souvent similaires et complémentaires. Les uns et les autres se sont dit qu’ils pourraient travailler ensemble. En 2024, la direction générale des affaires maritimes et des pêches (DG Mare) de la Commission européenne lançait un appel d’offre qui allait leur donner l’occasion de le faire. Diaspara a, avec cette approche novatrice de collaboration, pour objectif d’améliorer les connaissances scientifiques sur lesquelles reposeront les futurs avis émis dans le cadre de la politique commune des pêches (PCP). Il regroupe 12 partenaires européens, en Suède, Finlande, Irlande, Italie, Espagne, Allemagne, Pays-Bas et en France, l’Institut agro, l’Inrae, l’Office français de la biodiversité (OFB), l’établissement public territorial de bassin (EPTB) Eaux et Vilaine…
Quelles sont les échéances de ce projet ?
Elles sont brèves. Le projet va durer 24 mois. En novembre dernier, se sont réunis, à Copenhague, les membres du consortium et des experts invités, une rencontre pour valider la feuille de route, se mettre d’accord sur les protocoles. Une nouvelle réunion est programmée entre la fin de cette année et le début 2026, pour, présenter les principaux résultats, si besoin, compléter, ajuster les approches lors des derniers mois du projet.
Quelles sont vos approches justement, vos nouveaux angles de compréhension ?
Le projet se décline en trois grands volets. La collecte de données sur les paramètres biologiques des espèces, reproduction, croissance… paramètres-clés pour comprendre les dynamiques des populations potentiellement perturbées par les qualités des milieux et les changements climatiques. L’objectif est d’optimiser les données déjà disponibles, de parvenir pour ces paramètres biologiques à des données les plus solides possible. Le deuxième volet met l’accent sur les bases de données, leur centralisation, mais qui doit être améliorée pour les poissons migrateurs, notamment sur les données de qualités des habitats, car, aussi surprenant soit-il, on ne dispose pas encore de bases de données centralisées européennes pour les localisations et les caractéristiques des barrages, notamment savoir s’ils sont équipés ou non de turbines, des turbines justement dont il faut aussi étudier les effets à tous les niveaux. Le troisième volet vise à peaufiner les méthodes d’analyses des données, pour estimer plus précisément les impacts, pour tester davantage de scénarios, d’hypothèses…
Aborderez-vous le recrutement des civelles, par exemple, pour lequel l’indice actuel ne semble pas refléter les évolutions récentes ?
Le projet ne prévoit pas de travail spécifique sur le recrutement des civelles. Le CIEM continue par contre à travailler sur le sujet. Ainsi, dans les années à venir, il est envisagé un gros travail pour valider des méthodes d’évaluations de l’anguille en remettant tout à plat, en rediscutant les séries disponibles, en analysant de nouvelles données, en vérifiant les modèles, les hypothèses. Si ce travail abouti, il sera soumis à la validation d’experts indépendants.

Avez-vous eu connaissance du Livre blanc pour l’anguille européenne ?
C’est un document très intéressant. Ça fait plaisir de voir les acteurs se mobiliser, avoir une approche constructive qui nourrit le débat et apporte des éléments de compréhension aux gestionnaires. D’un point de vue scientifique, je me retrouve sur nombre de points du Livre blanc. Nous aussi, nous insistons sur la nécessité de mieux, de davantage, prendre en compte les facteurs de mortalité autres que la pêche. Nous déplorons aussi le manque de données sur le recrutement collectées en France dans les années récentes. Concernant l’analyse du recrutement menée au CIEM, les séries de données françaises basées sur la pêcherie sont toujours intégrées dans l’indice, mais elles s’arrêtent à 2009
Or, les données de recrutement que nous avons montrent que les tendances ne sont pas complètement homogènes au niveau européen. Il est donc dommageable d’avoir si peu de données récentes autour du golfe de Gascogne, point que le CIEM a relevé dans ses derniers rapports. Nous avions, il y a quelques temps, proposé de travailler avec l’association grand littoral atlantique (Aglia) sur de nouveaux indices d’abondance, mais le projet n’a pas pu voir le jour faute de financements.
Par contre, je ne partage pas forcément les critiques faites à l’égard du Conseil international pour l’exploration en mer (CIEM) et la remise en cause de sa légitimité. Car, par exemple, si l’avis du CIEM porte en premier sur la pêche, c’est avant tout pour répondre à la question que la Commission européenne lui pose et qui porte sur les opportunités de captures à venir. Cela n’empêche pas le CIEM, et notamment le Working group on eel, de travailler sur les autres pressions, même si des progrès restent forcément à faire. Nous avons publié des travaux sur les pressions, autres que la pêche, sur les anguilles. Diaspara, et il y a quelques années le projet Interreg Sudoang, ont énormément travaillé sur l’impact des barrages et des turbines, travaux qui alimentent directement le CIEM.
Sur la question du repeuplement, il est démontré qu’il peut contribuer localement à l’amélioration de l’abondance. Mais de mauvaises conditions de transport, le développement de maladies dans les lots de civelles et des déversements dans des zones, des milieux défavorables à l’installation et à la croissance des anguilles conduisent aussi à s’interroger sur le bénéfice à grande échelle de ces opérations.
Comment votre projet s’articule-t-il avec le Plan national pour les migrateurs amphihalins (PNMA) ?
Diaspara participe de la dynamique globale des mesures de gestion initiées pour les poissons migrateurs. Tous les outils que nous allons développer, tous les travaux que nous menons, ont vocation à être utilisés par tous ceux qui en ont besoin, chercheurs, gestionnaires qui travaillent, par exemple, sur l’alose, la truite de mer, sur la continuité écologique… Et l’OFB est un des acteurs majeurs du plan national pour les migrateurs amphihalins.
Les pêcheurs professionnels en eau douce acteurs du PNMA
Le plan national migrateurs amphihalins (PNMA), lancé au début des années 2020, à l’initiative des ministères de la Transition écologique, de l’Agriculture et de l’Alimentation et de l’Office français de la biodiversité, ne prend ni les anguilles ni les saumons en compte dans la mesure où des plans de gestion spécifiques à ces deux espèces (plan de gestion anguille et plan d’action saumon) sont déjà à l’œuvre.
Dans ce PNMA, le comité national de la pêche professionnelle en eau douce (Conapped) et le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) assurent avec d’autres acteurs le co-pilotage de cinq actions. L’une porte notamment sur « L’amélioration des déclarations de captures des pêcheurs professionnels en eau continentale et en mer afin de renforcer les connaissances sur les pêcheries », une autre sur « La caractérisation des impacts de la prédation et/ou de la compétition par certaines espèces dont les espèces exotiques envahissantes sur les populations de migrateurs amphihalins. »